samedi 2 mars 2013



Le 1er Chapitre.

Celui qui raconte essaie de dire pourquoi il doit raconter. 


1

            Le temps presse et mes forces déclinent. Me voilà à l'instant de la conclusion comme un marathonien du siècle dont la chair porte les stigmates d'un bonheur percuté en plein vol. Mes souvenirs restent toujours clair obscurs, à la fois baignés par le soleil d'Egypte et déchirés par un exil forcé en France.
Je suis de ceux qui ont dû fuir leur chair et leur sang, leur lumière et leur raison d'être, pour continuer à vivre libre. Je suis de ceux qui ont du fuir leur pays. L'exil.

Le goût de l’exil est comme un tatouage. Il vous imprègne à vie. Il s’infiltre, élixir têtu de noirceur, à l’intérieur de chacun des mot, pensée, regard, geste, mouvement, jusqu’à en être assourdi de remords. Même l’ombre se confond en nostalgie, parfois, souvent, épousant un galet, un trottoir, une terrasse pour peu qu’elle soit offerte au soleil.

Voici mon destin, voici ma qualité, voici mon identité: je suis copte de terre et de sang, copte comme l'Egypte et comme tous mes semblables, humilié, chassé mais invaincu.

Copte, ou encore chrétien d’orient, chrétien d’Egypte. Mes ancêtres, et les leurs aussi, étaient sur cette terre, peuple de Pharaon dès les premières lueurs de la civilisation, avant même le christianisme, bâtissant les temples jusqu’aux limites de la grandeur, honorant les dieux, Isis d’abord, le regard plein d’espoir et Osiris, tremblant à son évocation. Eux encore, nos ancêtres menant la guerre pour Pharaon, ou consignant sur de larges papyrus, scribes des puissants, l’histoire qu’il fallait transmettre. Et puis encore sous un soleil cruel, la main posée sur la pierre et le couteau fraichement aiguisé, sculptant en bas relief la vie de celui qui fera le voyage vers l’autre vie, vers l’autre rive.

Les voilà donc, les ombres et les visages qui habitaient l’Égypte ancienne, mes ancêtres nés sur cette terre avant tous les envahisseurs, grecs, romains, byzantins, arabes.
Je les imagine souvent dans un voile de sable. Je les vois fiers et travailleurs, obéissant à la Loi et aux signes des dieux, observant le ciel, l’œil posé sur les arrêtes des pyramides et pensant que le temps serait ainsi, infini et sans bouleversement. Si lent, si long, si riche. Et les prêtres, les yeux cernés de noirs, puissants et initiés, leur dire au cœur de leur labeur : « vous êtes une image de nos dieux, vous êtes digne de leur amour et capable d’y répondre ».

J'ai longtemps gardé le silence mais sans rien nier.
J'ai longtemps gardé le silence pour continuer à vivre sans me retourner dans les rues ou dans les lieux publics. C'est l'histoire de ma vie et c'est de cette histoire dont je veux vous parler ce soir.
Le moment est venu : je suis au seuil de mon grand voyage, prêt à partir, et comme un hasard improbable, l'actualité offre un rappel à la mémoire, un relent de guerre de religions sous l'atroce forme d'un attentat anti-copte devant une église d'Alexandrie.
Bien sûr c'est l'humilité qui me commande, et les souvenirs qui me constituent seront plus un témoignage qu'une leçon ou une morale.

J'ai l’espoir qu'apporter ma voix aujourd'hui, aussi infime soit-elle, peut contribuer à la compréhension de notre peuple et de son chemin de calvaire. Et ce soir j'espère d'autres voix encore, qui se mêleraient à la mienne, coptes aussi, des voix fières, levant la tête et refusant le silence pour qu'un écho grandisse. Un écho fait de ces bribes de vies, les vôtres, les miennes, qui mises bout à bout, formeraient un torrent de contradictions et de révélations contre la parole verrouillée, hégémonique et officielle des pouvoirs en place qui nient nos épreuves et alimentent, par leur surdité, cette volonté permanente depuis tant d’années, de nous voir disparaître.

Je ne me sens pourtant pas la force d'ouvrir toute l'histoire des Coptes, si imposante, lourde à manier et remontant plus loin encore que la mémoire de ce pays.
A peine suis-je une esquisse, une voix supplémentaire reprenant l'écho de notre grandeur et de nos souffrances. Je ne suis qu'un maillon, une légère et imprécise trace de pas dans notre sinueux et silencieux voyage de la lumière vers l'oubli.

C’est dans cet oubli que je me suis longtemps réfugié.
C’est de cet oubli que j’aimerais sortir un instant, ce soir et les autres encore, pour m’entendre dire les mots que depuis longtemps j’étouffe. 

Tenez celui-ci par exemple : Revenir.
Un mot interdit depuis que la Compagnie du Canal de Suez fut nationalisée par Nasser le 26 juillet 1956. Mon chef de service, un français, fut renvoyé quelques jours plus tard et ce fut un fidèle du  régime qui arriva. Il marchait lentement dans la cour, observant son trophée. Nous ne savions s’il fallait coopérer avant de périr, ou périr sans coopérer.

J’ai ce jour en mémoire. J’ai l’image d’un jour brûlant, mêlant le trouble d’un mirage et le silence des souvenirs, un peu comme ces séquences muettes qui s’insinuent dans les nuits de fortes fièvres.
Il y avait comme un nuage de lumière, crue et douloureuse, à mesure qu’il ’avançait vers la grande porte. Son chemin était parsemé d’effusions de joie du personnel, où il comptait bon nombre de partisans. C’était comme une revanche bien sûr, mais plus que cela. Pour moi, le sol se fissurait d’incertitudes et je redoutais mon ensevelissement. Pour lui une naissance et sans nul doute une fierté nouvelle, une fierté où figurait sur son étendard cette volonté de Pureté qui caractérise les éclats des nouvelles révolutions et leur une grille de lecture du monde et des hommes. Pour tout dire, cette pureté comme modèle de société me terrifiait plus que le simple changement de régime.

Il me convoqua dans son bureau au matin de son installation. Il me semblait être un homme de la campagne, éduqué par l’armée et rigidifié par des années de colères, et puis dessinant à l’infini dans son esprit des cartes qui séparaient les bons égyptiens musulmans des autres, qu’ils soient chrétiens ou juifs. 
Nous connaissions la maison, il ne connaissait que son nom et son prestige. La  Compagnie du Canal de Suez, entreprise franco-anglaise, était une sorte d’Eden dans cette Egypte sous tutelle. Y entrer, c’était être élevé en une signature, de la classe moyenne à la classe aisée. Ces privilèges nous rendaient loyaux et fiers de notre sort.

Mon nouveau patron prit un air sérieux en détachant les syllabes de ces mots, ainsi que le ferait un esprit serein et réfléchi.
- Vous êtes copte, n’est-ce pas ? Qu’elles étaient la nature de vos
relations avec le précédent directeur et avec les français ?
- Cordiales, monsieur le directeur
- Plus précisément, adhériez-vous à leurs idées impérialistes, à l’exploitation qui saignait notre pays et notre fleuve car, vous devez le savoir si vous êtes un bon égyptien, le canal de Suez est la propriété de l’Egypte. Les français et les anglais nous l’ont volé. Et vous au fond, vous, vous étiez leur complice en travaillant ici. Je l’ai toujours su, les coptes sont toujours des agents de l’étranger. Votre religion a toujours été opposée à l’idéal arabe et à tout ce que représente aujourd’hui le grand Nasser.
- Mais je suis né dans ce pays, mes parents aussi, mes grands parents aussi, et les leurs et les leurs encore. Je suis autant égyptien que vous…
- Faux, vous n’avez fait que collaborer avec le Roi et l’occupant sur la misère des égyptiens, les vrais, arabes et musulmans. Mais pour l’instant j’ai besoin de toi. Il faut assurer la continuité. Retourne travailler mais saches qu’à partir d’aujourd’hui, rien ne sera comme avant, les privilèges c’est fini, les passe droit c’est fini, l’arrogance c’est fini, la supériorité c’est fini. Ce pays est dirigé par un Egyptien et il va redonner aux égyptiens leur fierté.

Alors ce soir, fermant les yeux, j'entends toujours mon père reprendre comme une antienne, notre histoire et insister sur une plaie qui a du mal à cicatriser. Des images qui m'imprègnent encore comme la douleur d'une lame rougie.

Mes lointains ancêtres dans les rues du Caire, après la conquête arabe, devaient en public, face à ceux qu'ils croisaient, porter sans aucune dissimulation un turban et une ceinture jaunes pour être identifiés, pour être reconnaissables. Jusqu’au XIXe siècle, ils ne pouvaient monter à cheval, ni porter une arme. Un impôt a été créé pour eux, un impôt en échange d'une protection qui ne prenait aucune forme sinon celle de pouvoir rester en vie, en marge, comme des êtres de seconde zone. On leur enleva le droit de construire des églises sans autorisation du pouvoir musulman. Leur langue, l’égyptien, disparut de la vie de tous les jours au profit de l’arabe. Et parce qu’il était "la langue sacrée de l’islam", les coptes étaient frappés d’interdiction de l’enseigner.

Peu à peu, de la lumière des Pharaons, nous serons conduits vers les ténèbres des quartiers réservés, habités par le silence et la peur mais surtout notre destin deviendra celui de l’effacement de notre place dans l’Histoire et la société égyptienne.

Mes souvenirs ne sont pas encyclopédiques, ils sont ceux d’un homme dont la vie a basculé pour n’avoir pas voulu renier son identité et sa religion. Pour n’avoir pas voulu faire de ses ancêtres des ombres honnies que l’on vénère dans le secret et dans la crainte. Pour n’avoir jamais cédé à l’injonction dominante de la conversion à l’Islam, non par adhésion spirituelle, mais pour sauver sa peau, et pour n'avoir jamais eu honte que ma carte d'identité comporte la mention, en évidence, de ma religion. Puisque c'est encore le cas. En Egypte, l'identité d'un homme c'est sa religion. Mais ceux qui n'ont pas de religion, sont-ils alors des hommes du néant? 

Notre histoire a souvent été absente des écrans de télévision, sinon totalement, jugée trop confidentielle sans doute, jusqu’à ce 1er janvier 2010 où en ouverture du journal télévisé, l’attentat qui éventra l’église des Deux Saints à Alexandrie provoqua un tremblement d'émotions. Vingt trois morts, soixante dix neuf blessés, un kamikaze, une revendication islamiste, des heurts avec la police, des manifestations de colère et de désespoir. Les cris et les pleurs de la tragédie copte furent ainsi retransmis à travers le haut parleur mondial.

Avant d’éteindre ma télé, j’entendis dans la voix du journaliste qui en faisait le commentaire, une voix sombre reprendre cette sentence à notre endroit que les plus fanatiques nous jetaient déjà à la figure il y a 50 ans, " la valise ou le cercueil".
La valise ou le cercueil: ce pourraient être les premiers mots de ce journal.


Je voudrais le tenir sans relâche jusqu'à l'épuisement de mes  souvenirs. Et sans doute sera t'il vagabond et déconstruit, mais il sera le reflet de ma pensée d'aujourd'hui.
Des vies antérieures qui reviennent comme des chevaux au galop, des soleils de jeunesse, des antiques discussions, des saveurs de mets jusqu'aujourd'hui, forcement, inégalées, trop idéalisées.  Tout reviendra en ordre ou en bataille, au grès de ces soirs que je veux passer devant cette table comme devant un témoin à qui il faudra tout dire, une dernière fois, tout reviendra je le sais, car j'ai tout gardé, si longtemps, comme une pierre que je ne voulais abimer avec le regard de ceux qui ne savent pas, qui ne pouvaient savoir, tout reviendra comme une prière ultime pour finir le jour, finir ma vie, une vie que rien n'a pu consoler de ses larmes continues et souvent intérieures.

Bien sur, un journal est habituel, mais il me servira de compte à rebours. Consigner l'histoire, un peu de la grande, celle de mes semblables, beaucoup de la mienne. Ce sera je l’espère un sentiment assez proche de celui de la plénitude, de ce sentiment qui nait quand on a rangé sa vie, brisant les derniers malentendus, donnant les derniers remerciements et évoquant le nom des défunts.

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