Le 1er Chapitre.
Celui qui raconte essaie de dire pourquoi il doit raconter.
1
Le
temps presse et mes forces déclinent. Me voilà à l'instant de la conclusion
comme un marathonien du siècle dont la chair porte les stigmates d'un bonheur
percuté en plein vol. Mes souvenirs restent toujours clair obscurs, à la fois
baignés par le soleil d'Egypte et déchirés par un exil forcé en France.
Je suis de ceux qui ont dû fuir leur
chair et leur sang, leur lumière et leur raison d'être, pour continuer à vivre
libre. Je suis de ceux qui ont du fuir leur pays. L'exil.
Le goût de l’exil est comme un
tatouage. Il vous imprègne à vie. Il s’infiltre, élixir têtu de noirceur, à
l’intérieur de chacun des mot, pensée, regard, geste, mouvement, jusqu’à en
être assourdi de remords. Même l’ombre se confond en nostalgie, parfois,
souvent, épousant un galet, un trottoir, une terrasse pour peu qu’elle soit
offerte au soleil.
Voici mon destin, voici ma qualité,
voici mon identité: je suis copte de terre et de sang, copte comme l'Egypte et
comme tous mes semblables, humilié, chassé mais invaincu.
Copte, ou encore chrétien d’orient,
chrétien d’Egypte. Mes ancêtres, et les leurs aussi, étaient sur cette terre,
peuple de Pharaon dès les premières lueurs de la civilisation, avant même le
christianisme, bâtissant les temples jusqu’aux limites de la grandeur, honorant
les dieux, Isis d’abord, le regard plein d’espoir et Osiris, tremblant à son
évocation. Eux encore, nos ancêtres menant la guerre pour Pharaon, ou consignant
sur de larges papyrus, scribes des puissants, l’histoire qu’il fallait
transmettre. Et puis encore sous un soleil cruel, la main posée sur la pierre
et le couteau fraichement aiguisé, sculptant en bas relief la vie de celui qui
fera le voyage vers l’autre vie, vers l’autre rive.
Les voilà donc, les ombres et les
visages qui habitaient l’Égypte ancienne, mes ancêtres nés sur cette terre
avant tous les envahisseurs, grecs, romains, byzantins, arabes.
Je les imagine souvent dans un voile
de sable. Je les vois fiers et travailleurs, obéissant à la Loi et aux signes
des dieux, observant le ciel, l’œil posé sur les arrêtes des pyramides et
pensant que le temps serait ainsi, infini et sans bouleversement. Si lent, si
long, si riche. Et les prêtres, les yeux cernés de noirs, puissants et initiés,
leur dire au cœur de leur labeur : « vous êtes une image de nos dieux,
vous êtes digne de leur amour et capable d’y répondre ».
J'ai longtemps gardé le silence mais
sans rien nier.
J'ai longtemps gardé le silence pour
continuer à vivre sans me retourner dans les rues ou dans les lieux publics.
C'est l'histoire de ma vie et c'est de cette histoire dont je veux vous parler
ce soir.
Le moment est venu : je suis au
seuil de mon grand voyage, prêt à partir, et comme un hasard improbable,
l'actualité offre un rappel à la mémoire, un relent de guerre de religions sous
l'atroce forme d'un attentat anti-copte devant une église d'Alexandrie.
Bien sûr c'est l'humilité qui me
commande, et les souvenirs qui me constituent seront plus un témoignage qu'une
leçon ou une morale.
J'ai l’espoir qu'apporter ma voix
aujourd'hui, aussi infime soit-elle, peut contribuer à la compréhension de
notre peuple et de son chemin de calvaire. Et ce soir j'espère d'autres voix
encore, qui se mêleraient à la mienne, coptes aussi, des voix fières, levant la
tête et refusant le silence pour qu'un écho grandisse. Un écho fait de ces
bribes de vies, les vôtres, les miennes, qui mises bout à bout, formeraient un
torrent de contradictions et de révélations contre la parole verrouillée,
hégémonique et officielle des pouvoirs en place qui nient nos épreuves et alimentent,
par leur surdité, cette volonté permanente depuis tant d’années, de nous voir
disparaître.
Je ne me sens pourtant pas la force
d'ouvrir toute l'histoire des Coptes, si imposante, lourde à manier et
remontant plus loin encore que la mémoire de ce pays.
A peine suis-je une esquisse, une voix
supplémentaire reprenant l'écho de notre grandeur et de nos souffrances. Je ne
suis qu'un maillon, une légère et imprécise trace de pas dans notre sinueux et
silencieux voyage de la lumière vers l'oubli.
C’est dans cet oubli que je me suis
longtemps réfugié.
C’est de cet oubli que j’aimerais
sortir un instant, ce soir et les autres encore, pour m’entendre dire les mots
que depuis longtemps j’étouffe.
Tenez celui-ci par exemple :
Revenir.
Un mot interdit depuis que la
Compagnie du Canal de Suez fut nationalisée par Nasser le 26 juillet 1956. Mon
chef de service, un français, fut renvoyé quelques jours plus tard et ce fut un
fidèle du régime qui arriva. Il
marchait lentement dans la cour, observant son trophée. Nous ne savions s’il
fallait coopérer avant de périr, ou périr sans coopérer.
J’ai ce jour en mémoire. J’ai l’image
d’un jour brûlant, mêlant le trouble d’un mirage et le silence des souvenirs,
un peu comme ces séquences muettes qui s’insinuent dans les nuits de fortes
fièvres.
Il y avait comme un nuage de lumière,
crue et douloureuse, à mesure qu’il ’avançait vers la grande porte. Son chemin
était parsemé d’effusions de joie du personnel, où il comptait bon nombre de
partisans. C’était comme une revanche bien sûr, mais plus que cela. Pour moi,
le sol se fissurait d’incertitudes et je redoutais mon ensevelissement. Pour
lui une naissance et sans nul doute une fierté nouvelle, une fierté où figurait
sur son étendard cette volonté de Pureté qui caractérise les éclats des
nouvelles révolutions et leur une grille de lecture du monde et des hommes.
Pour tout dire, cette pureté comme modèle de société me terrifiait plus que le
simple changement de régime.
Il me convoqua dans son bureau au
matin de son installation. Il me semblait être un homme de la campagne, éduqué
par l’armée et rigidifié par des années de colères, et puis dessinant à
l’infini dans son esprit des cartes qui séparaient les bons égyptiens musulmans
des autres, qu’ils soient chrétiens ou juifs.
Nous connaissions la maison, il ne
connaissait que son nom et son prestige. La Compagnie du Canal de Suez, entreprise franco-anglaise,
était une sorte d’Eden dans cette Egypte sous tutelle. Y entrer, c’était être
élevé en une signature, de la classe moyenne à la classe aisée. Ces privilèges
nous rendaient loyaux et fiers de notre sort.
Mon nouveau patron prit un air sérieux
en détachant les syllabes de ces mots, ainsi que le ferait un esprit serein et
réfléchi.
- Vous êtes copte, n’est-ce pas ?
Qu’elles étaient la nature de vos
relations avec le précédent directeur
et avec les français ?
- Cordiales, monsieur le directeur
- Plus précisément, adhériez-vous à
leurs idées impérialistes, à l’exploitation qui saignait notre pays et notre
fleuve car, vous devez le savoir si vous êtes un bon égyptien, le canal de Suez
est la propriété de l’Egypte. Les français et les anglais nous l’ont volé. Et
vous au fond, vous, vous étiez leur complice en travaillant ici. Je l’ai
toujours su, les coptes sont toujours des agents de l’étranger. Votre religion
a toujours été opposée à l’idéal arabe et à tout ce que représente aujourd’hui
le grand Nasser.
- Mais je suis né dans ce pays, mes
parents aussi, mes grands parents aussi, et les leurs et les leurs encore. Je
suis autant égyptien que vous…
- Faux, vous n’avez fait que
collaborer avec le Roi et l’occupant sur la misère des égyptiens, les vrais,
arabes et musulmans. Mais pour l’instant j’ai besoin de toi. Il faut assurer la
continuité. Retourne travailler mais saches qu’à partir d’aujourd’hui, rien ne
sera comme avant, les privilèges c’est fini, les passe droit c’est fini,
l’arrogance c’est fini, la supériorité c’est fini. Ce pays est dirigé par un
Egyptien et il va redonner aux égyptiens leur fierté.
Alors ce soir, fermant les yeux,
j'entends toujours mon père reprendre comme une antienne, notre histoire et
insister sur une plaie qui a du mal à cicatriser. Des images qui m'imprègnent
encore comme la douleur d'une lame rougie.
Mes lointains ancêtres dans les rues
du Caire, après la conquête arabe, devaient en public, face à ceux qu'ils
croisaient, porter sans aucune dissimulation un turban et une ceinture jaunes
pour être identifiés, pour être reconnaissables. Jusqu’au XIXe siècle, ils ne
pouvaient monter à cheval, ni porter une arme. Un impôt a été créé pour eux, un
impôt en échange d'une protection qui ne prenait aucune forme sinon celle de
pouvoir rester en vie, en marge, comme des êtres de seconde zone. On leur
enleva le droit de construire des églises sans autorisation du pouvoir
musulman. Leur langue, l’égyptien, disparut de la vie de tous les jours au
profit de l’arabe. Et parce qu’il était "la langue sacrée de
l’islam", les coptes étaient frappés d’interdiction de l’enseigner.
Peu à peu, de la lumière des Pharaons,
nous serons conduits vers les ténèbres des quartiers réservés, habités par le
silence et la peur mais surtout notre destin deviendra celui de l’effacement de
notre place dans l’Histoire et la société égyptienne.
Mes souvenirs ne sont pas
encyclopédiques, ils sont ceux d’un homme dont la vie a basculé pour n’avoir
pas voulu renier son identité et sa religion. Pour n’avoir pas voulu faire de
ses ancêtres des ombres honnies que l’on vénère dans le secret et dans la
crainte. Pour n’avoir jamais cédé à l’injonction dominante de la conversion à
l’Islam, non par adhésion spirituelle, mais pour sauver sa peau, et pour
n'avoir jamais eu honte que ma carte d'identité comporte la mention, en
évidence, de ma religion. Puisque c'est encore le cas. En Egypte, l'identité
d'un homme c'est sa religion. Mais ceux qui n'ont pas de religion, sont-ils
alors des hommes du néant?
Notre histoire a souvent été absente
des écrans de télévision, sinon totalement, jugée trop confidentielle sans
doute, jusqu’à ce 1er janvier 2010 où en ouverture du journal
télévisé, l’attentat qui éventra l’église des Deux Saints à Alexandrie provoqua
un tremblement d'émotions. Vingt trois morts, soixante dix neuf blessés, un
kamikaze, une revendication islamiste, des heurts avec la police, des
manifestations de colère et de désespoir. Les cris et les pleurs de la tragédie
copte furent ainsi retransmis à travers le haut parleur mondial.
Avant d’éteindre ma télé, j’entendis
dans la voix du journaliste qui en faisait le commentaire, une voix sombre
reprendre cette sentence à notre endroit que les plus fanatiques nous jetaient
déjà à la figure il y a 50 ans, " la valise ou le cercueil".
La valise ou le cercueil: ce
pourraient être les premiers mots de ce journal.
Je voudrais le tenir sans relâche
jusqu'à l'épuisement de mes souvenirs. Et sans doute sera t'il vagabond et déconstruit,
mais il sera le reflet de ma pensée d'aujourd'hui.
Des vies antérieures qui reviennent
comme des chevaux au galop, des soleils de jeunesse, des antiques discussions,
des saveurs de mets jusqu'aujourd'hui, forcement, inégalées, trop idéalisées. Tout reviendra en ordre ou en bataille,
au grès de ces soirs que je veux passer devant cette table comme devant un
témoin à qui il faudra tout dire, une dernière fois, tout reviendra je le sais,
car j'ai tout gardé, si longtemps, comme une pierre que je ne voulais abimer
avec le regard de ceux qui ne savent pas, qui ne pouvaient savoir, tout
reviendra comme une prière ultime pour finir le jour, finir ma vie, une vie que
rien n'a pu consoler de ses larmes continues et souvent intérieures.
Bien sur, un journal est habituel,
mais il me servira de compte à rebours. Consigner l'histoire, un peu de la
grande, celle de mes semblables, beaucoup de la mienne. Ce sera je l’espère un
sentiment assez proche de celui de la plénitude, de ce sentiment qui nait quand
on a rangé sa vie, brisant les derniers malentendus, donnant les derniers
remerciements et évoquant le nom des défunts.
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